« Draw me a sheep » : quand Le Petit Prince parle la langue de Shakespeare

Nombre d’entre vous ont déjà lu Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, ce classique de la littérature française paru en 1943, et la seule mention du petit bonhomme aux cheveux d’or suffit à évoquer de doux moments d’émotion. Et surtout, même après toutes ces années, une question vous turlupine : le mouton a-t-il mangé sa précieuse fleur?

Vous connaissez l’histoire, mais saviez-vous qu’il s’agit de l’ouvrage le plus traduit au monde après la Bible? En effet, le récit a été traduit à ce jour dans pas moins de 300 langues et dialectes, au bas mot. C’est dire à quel point ce conte philosophique truffé d’allégories et de symbolisme recèle un attrait universel et indémodable.

Néanmoins, la traduction d’une œuvre chérie aux quatre coins de la planète n’est pas une mince affaire, et même les traducteurs respectés et aguerris ne sont pas à l’abri de la désapprobation, tant des lecteurs que des critiques littéraires.

La guerre des traductions

Tout d’abord, notons que Le Petit Prince a fait l’objet de près d’une dizaine de traductions vers l’anglais au fil des décennies. Les plus connues sont celles de Katherine Woods, soit la toute première, publiée en 1943, et celle de Richard Howard, parue en 2000. La traduction de Woods est pratiquement indissociable de la version originale française; il était donc inévitable qu’une nouvelle adaptation essuie des critiques.

Selon le site Web Inverse, nombre de lecteurs ont décrié le style trop moderne et épuré de Howard, qui jure avec la plume lyrique de Woods. L’argument massue : comme elle a vécu à la même époque que Saint-Exupéry, Woods était plus à même de rendre l’esprit de la période où l’œuvre a vu le jour. C’est oublier que Howard, né en 1929, était adolescent lors de la parution du livre aux États-Unis… Ses détracteurs l’ont également accusé de manquer de respect non pas à la version française, mais à la traduction originale en employant un langage trop simplifié. D’aucuns croient également que Woods a beaucoup mieux su capturer l’ambiguïté du temps et de l’espace d’où provient le petit prince, notamment en traduisant buveur par tippler, un mot désignant un alcoolique dans la langue populaire à la fin du XIXe siècle. L’utilisation volontaire de mots archaïques donne lieu, selon de nombreux critiques et lecteurs, à une traduction respectueuse de l’esprit de l’œuvre originale.

Le travail de Richard Howard mérite-t-il pour autant d’être dénigré? On pourrait faire valoir que le poète, essayiste et traducteur primé (il est tout de même lauréat d’un prix Pulitzer) a tout simplement privilégié une interprétation différente, certes moins créative, mais sans jugement et plus fidèle à la version française. Il a vraisemblablement cherché à recréer la simplicité de l’œuvre originale en laissant tomber des mots comme primeval forest et tippler pour les remplacer par jungle et drunkard. Un choix réfléchi et tout aussi valable que celui de Woods.

Il semblait par ailleurs conscient que sa traduction allait susciter des critiques, comme en fait foi la note du traducteur qui fait office de préface :

(…) new versions of ‘’canonical’’ translations raise questions (or at least suspicions) of lèse-majesté. A second translator into English of The Little Prince accepts the responsibility of such an imputation, for it must be acknowledged that all translations date; certain works never do.

Au commencement, une dédicace

Examinons maintenant plus attentivement les différences entre les deux traductions.

La fameuse dédicace à Léon Werth donne le ton. En effet, Saint-Exupéry annonce dès le départ que ce livre s’adresse d’abord et avant tout aux enfants. Car les grandes personnes, elles, ne comprennent rien à rien. Ou du moins, elles ne comprennent pas l’essentiel qui, comme on le sait, est invisible pour les yeux.

Jetons un coup d’œil à la dédicace en français et aux deux traductions :

À Léon Werth.

Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France, où elle a faim et froid. Elle a bien besoin d’être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace :

À Léon Werth

quand il était petit garçon.

Traduction de Katherine Woods :

To Leon Werth

I ask the indulgence of the children who may read this book for dedicating it to a grown-up. I have a serious reason: he is the best friend I have in the world. I have another reason: this grown-up understands everything, even books about children. I have a third reason: he lives in France where he is hungry and cold. He needs cheering up. If all these reasons are not enough, I will dedicate the book to the child from whom this grown-up grew. All grown-ups were once children–although few of them remember it. And so I correct my dedication:

To Leon Werth

When he was a little boy

Traduction de Richard Howard :

To Leon Werth

I ask children to forgive me for dedicating this book to a grown-up. I have a serious excuse: this grown-up is the best friend I have in the world. I have another excuse: this grown-up can understand everything, even books for children. I have a third excuse: he lives in France where he is hungry and cold. He needs to be comforted. If all these excuses are not enough, then I want to dedicate this book to the child whom this grown-up once was. All grown-ups were children first (But few of them remember it.) So I correct my dedication:

To Leon Werth

When he was a little boy

D’emblée, on s’aperçoit que la traduction de Howard est beaucoup plus fidèle à la source. On remarque l’utilisation du même langage simple et dépouillé qu’en français, qui est beaucoup mieux adapté à un jeune lectorat. Il est très possible que certains enfants comprennent des mots comme indulgence. Par ailleurs, il est tout à fait louable de souhaiter enrichir leur vocabulaire par le biais de la lecture. Toutefois, la traduction de Howard reflète mieux le niveau de langue et le vocabulaire de l’œuvre originale, comme c’est le cas dans le reste du livre.

Autre fait intéressant à noter : Saint-Exupéry avait écrit : « Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne », que Woods a traduit par : « I ask the indulgence of the children who may read this book for dedicating it to a grown-up ». L’utilisation de may read, qui exprime une possibilité, laisse entendre que malgré les intentions pourtant claires de Saint-Exupéry, Woods présume que le livre sera surtout lu par des adultes, et non par des enfants. Question d’interprétation, certes, mais il y a tout de même lieu de remettre en question le choix de la traductrice.

Divergence de styles

Comme mentionné plus tôt, le niveau de langue varie grandement d’une traduction à l’autre. Prenons par exemple un extrait du passage où le petit prince, fraîchement atterri dans le désert du Sahara, fait la rencontre d’un serpent :

 « Celui que je touche, je le rends à la terre dont il est sorti, dit-il encore. Mais tu es pur et tu viens d’une étoile… »

Le petit prince ne répondit rien.

« Tu me fais pitié, toi si faible, sur cette Terre de granit (…) »

Jetons un coup d’œil à la traduction de Woods :

“Whomever I touch, I send back to the earth from whence he came,” the snake spoke again. “But you are innocent and true, and you come from a star…”

The little prince made no reply.

“You move me to pity – you are so weak on this Earth made of granite,” the snake said.

Maintenant, celle de Howard :

“Anyone I touch, I send back to the land from which he came,” the snake went on. But you’re innocent, and you come from a star…”

The little prince made no reply.

“I feel sorry for you, being so weak on this granite earth,” said the snake.

Le contraste entre le langage poétique de Woods et celui de Howard, plus sobre, est assez flagrant. Les deux traducteurs ont manifestement adopté des approches très différentes. L’une est-elle préférable à l’autre? Tout dépend du point de vue. Si l’on tient compte du fait que Saint-Exupéry avait comme objectif de rendre son livre accessible pour les enfants, la traduction moderne de Howard est plus appropriée. On peut toutefois apprécier la prose riche et élégante de Woods, dont le style vient appuyer le côté classique de l’œuvre.

Les mentalités évoluent… et les traductions?

Comme 57 ans séparent les deux traductions, il va sans dire que la société a énormément changé depuis la parution de la première.

L’un des exemples les plus éloquents est la traduction du mot nègre. En effet, Saint-Exupéry mentionne que la Terre compte « cent onze rois (en n’oubliant pas, bien sûr, les rois nègres) ». Bien évidemment, ce mot a acquis, au fil des années, une connotation raciste. Howard a donc eu le bon sens de traduire rois nègres par African kings. Qu’en est-il de Woods? On se doute bien qu’en 1943 les mentalités étaient bien différentes, et le mot Negro n’a probablement fait sourciller personne à l’époque. Il est toutefois inacceptable aujourd’hui, et on comprend mieux pourquoi de nouvelles traductions s’imposaient.

La perfection n’est pas de ce monde…

Quoique de nombreux lecteurs préfèrent la traduction de Woods, celle-ci n’est toutefois pas exempte d’erreurs. Prenons par exemple la phrase suivante, tirée du chapitre 4 : « Il était une fois un petit prince qui habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait besoin d’un ami… », que Woods a traduite par : « Once upon a time there was a little prince who lived on a planet that was scarcely any bigger than himself, and who had need of a sheep… ». Impossible de savoir pourquoi Woods a choisi le mot sheep plutôt que friend, mais cette maladresse a eu un effet de domino, puisqu’au moins 22 éditions du Petit Prince en circulation à Taïwan, à Hong Kong et en Chine, ont reproduit l’erreur après avoir été traduites à partir du travail de Woods.

Une question sérieuse

L’un des cas de traduction les plus intéressants au sujet du Petit Prince concerne les « choses sérieuses » dont s’occupent l’aviateur et l’homme d’affaires, qui n’ont pas de temps à perdre avec les « balivernes » du petit prince. Woods a rendu l’idée par matters of consequence, un choix autrement plus évocateur que serious things. Yu-Yun Hsieh offre une explication fascinante des intentions de Woods dans son essai publié sur le site World Literature Today :

(…) the ongoing war made publication of The Little Prince urgent for this fairytale-like novella to fulfill its therapeutic mission, not only to console children, but also to heal adults. Seriousness is a relative concept, and the meaning should arise from its comparison with lightness. Matters of consequence, on the contrary, indicate responsibilities, referring to the cause and effect of one’s behavior. Woods’s decision indicates her moralistic interpretation of the text, her response to the time, and, therefore, “matters of consequence” is her peculiar euphemism for war.

C’est donc dire que Woods aurait commenté l’esprit du temps (ou Zeitgeist) par le biais de sa traduction et offert, volontairement ou non, une perception moraliste du texte de Saint-Exupéry. Peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles tant de gens préfèrent le travail de Woods à celui de Howard : plus qu’une simple traduction, il s’agit d’une véritable capsule temporelle, un cliché figé dans le temps.

Traduire, c’est trahir un peu… ou pas

Peut-on objectivement dire qu’une traduction est supérieure à l’autre? Quoiqu’en disent les détracteurs, Woods et Howard ont tous deux offert une interprétation personnelle et défendable du Petit Prince, avec leurs forces et leurs faiblesses, et le fait de préférer une traduction à une autre s’inscrit dans le sempiternel débat qui oppose les sourciers aux ciblistes. Howard fait vraisemblablement partie de la première catégorie, compte tenu de sa traduction fidèle, tandis que Woods, par le truchement de ses jugements moraux et de son interprétation qui diffère des intentions de l’auteur, démontre des tendances de cibliste. Par ailleurs, il y a lieu de se demander si le rejet des traductions récentes ne relèverait pas d’un attachement sentimental à la version de Woods plutôt que d’une analyse critique impartiale. Bien sûr, il est tout à fait normal d’avoir une préférence, mais rendons à César ce qui appartient à César : Howard a fait un choix éthique et a relevé avec brio le défi d’offrir une traduction plus accessible aux enfants et qui reflète davantage le ton de la version française.

Tout compte fait, les deux traductions, à deux époques très différentes, ont rendu hommage à Saint-Exupéry à leur façon. Plutôt que de les confronter, inspirons-nous plutôt du petit prince et revenons à l’essentiel : la beauté du récit.

Laurence Blais, traductrice

BIBLIOGRAPHIE

DE SAINT-EXUPÉRY, Antoine. Le Petit Prince, Éditions Gallimard, collection Folio, Paris, 2013, 97 pages.

DE SAINT-EXUPÉRY, Antoine. The Little Prince, traduit du français par Richard Howard, Harcourt, Inc., Floride, 2000, 83 pages.

DE SAINT-EXUPÉRY, Antoine. The Little Prince, traduit du français par Katherine Woods, Ancient Wisdom Publications.

HSIEH, Yu-Yun. « The Matter of Forking Consequences: Translating Saint-Exupéry’s Little Prince », World Literature Today, [en ligne], 31 janvier 2017. (Consulté le 30 juin 2019).

KIM, Matt. « A Battle Rages Over “The Little Prince” Translation », Inverse, [en ligne], 9 août 2016. (Consulté le 26 juin 2019).

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